Itinéraire 2 : Le Port d’Antifer
Station 1
Nous nous trouvons au belvédère du Port d’Antifer. C’est un port pétrolier dont la construction a été réalisée entre 1973 et 1975. On peut y voir une grande digue de 3,5 km de longueur, ainsi qu’une plate-forme de stockage. Les cuves sont des réservoirs-tampons, le pétrole étant acheminé vers les raffineries de l’estuaire. Pourquoi un tel port, ici à Saint-Jouin-Bruneval, et non au Havre ? Souvenons-nous, en 1967, éclate la Guerre des Six Jours. Le Canal de Suez est bloqué. Les pétroliers qui acheminent le pétrole du Moyen-Orient sont obligés de contourner l’Afrique par le Cap de Bonne Espérance. Pour minimiser les coûts, on envisage alors de construire des super-tankers de 540 000 tonnes. Ces énormes navires ont un tirant d’eau minimal de 25 mètres. Autour du Havre, la profondeur est insuffisante. Il est nécessaire de creuser un chenal en mer. C’est ici que les conditions géologiques sont les plus favorables pour l’exécution des ces travaux. On décide donc de retenir Saint-Jouin-Bruneval pour y implanter le port pétrolier.
Les travaux vont se traduire par le creusement de la falaise sur une largeur de plus de 200 mètres. Il subsiste une vaste carrière avec plusieurs fronts de taille étagés que l’on contemple depuis le belvédère, point de départ du circuit.
En regardant vers le SW, on constate que le profil de la falaise est complexe. A la partie supérieure, la falaise de craie nue est verticale tandis qu’à la partie inférieure s’étale un bourrelet irrégulier en partie végétalisé, qualifié de préfalaise.
Un sentier aménagé, ponctué de pancartes informatives sur la flore et la faune, permet d’accéder à la plage. Nous descendons le talus jusqu’à atteindre le cordon de galets à la partie supérieure de la plage. Nous longeons la préfalaise sur environ 300 mètres. Elle est constituée de masses de roches désordonnées, empruntées à différents niveaux éboulés de la falaise.
Station 2
Nous atteignons un endroit où la préfalaise forme un petit cap. Les roches qui le constituent ont conservé une certaine régularité, bien que le pendage apparent vers la plage témoigne d’un glissement modeste.
3 familles de roches se reconnaissent, de bas en haut :
le Poudingue Ferrugineux, roche détritique grossière, dure mais friable, composée de grains et de petits galets quartzeux roulés, mélangés à un peu d’argile et faiblement cimentés par les oxydes ferreux qui confèrent une teinte rouille. La sédimentation est lenticulaire et l’épaisseur du banc varie de 50 cm à plus de 5 m. Des fragments de bois et des cônes de Gymnospermes se mêlent aux débris minéraux et indiquent la proximité d’un littoral. Les éléments remaniés dans ce conglomérat ont été identifiés comme provenant de roches du Massif Armoricain. Cet épisode grossièrement détritique, entre des niveaux plus fins, pourrait traduire une reprise d’activité tectonique du massif émergé plus au Sud.
Les fossiles ne sont pas rares, mais en mauvais état de conservation. Les rares ammonites indiquent un âge albien inférieur et moyen.
– l’Argile du Gault, roche argileuse noire, collante mais peu plastique (on en fait difficilement des boudins en la roulant entre les doigts). Cette couche mesure environ 4 m d’épaisseur. Son imperméabilité se traduit par d’abondantes petites sources à son sommet. Elle est datée de l’Albien supérieur.
– la Gaize, roche marno-silteuse grise, glauconieuse, faisant effervescence à l’acide. A l’intérieur de cette couche, d’environ 7 m d’épaisseur, on distingue des niveaux tendres et des niveaux consolidés selon l’importance de la silicification. La présence de silice mobile est liée à l’abondance de Spongiaires à squelette siliceux (spicules). Le terme le plus évolué de cette concentration en silice est le chert, sorte de silex primitif gris. La Gaize est datée de l’Albien supérieur. Ce faciès est variable et peut devenir régionalement plus sableux et glauconieux.
Station 3
Quittons les abords de la préfalaise en nous dirigeant vers la mer. Nous foulons une large plage de sable que l’on peut voir s’étendre jusqu’à la digue du petit port. Les plages de sable fin sont relativement rares le long du littoral du Pays de Caux, il faut aller vers Veules-les-Roses, le Cap d’Ailly ou Saint-Martin-en-Campagne pour en trouver d’une certaine étendue. Généralement, ces plages résultent du déplacement du sable par les courants de dérive littorale, suivi du blocage par un cap naturel ou artificiel (ici les ouvrages portuaires). Le sable quartzeux doit également provenir d’un stock déjà existant, couverture continentale ou formation sédimentaire. En cet endroit, le sable est essentiellement issu des Sables Ferrugineux d’âge aptien qui affleurent en falaise du Havre à Saint-Jouin sous le Poudingue ferrugineux. Comme le Poudingue ferrugineux se trouve à l’altitude de la plage à Saint-Jouin, c’est là que les Sables Ferrugineux affleurant off-shore ont leur maximum d’épaisseur, soit environ une quarantaine de mètres. Le choix géographique de l’implantation du Port d’Antifer repose sur cette réalité géologique. Le creusement du chenal pouvait s’y faire intégralement par simple dragage dans une roche meuble.
Remarquons les traînées noires à la surface du sable. Elles ne doivent en rien à la malpropreté du site, mais à la concentration de grains de glauconite, minéral abondant dans les formations de l’Aptien au Cénomanien inférieur.
Tournons-nous vers la falaise. La stratification dans la craie est soulignée par les niveaux de silex noirs. Un léger pendage apparent fait s’affaisser les couches vers la gauche, c’est-à-dire le NE. Des couches de plus en plus récentes doivent donc être observées en suivant le littoral vers Etretat.
Le sommet de la craie n’est pas horizontal, mais dessine une succession de pinacles et de puits (ou entonnoirs) étroits, particulièrement nets sous le belvédère.
Il s’agit du karst superficiel, c’est-à-dire de formes résultant de la dissolution de la roche calcaire par les eaux de surface. Le résidu insoluble s’enfonce dans les puits de dissolution. Mélangé à des restes de la couverture tertiaire de la craie, il constitue l’Argile à Silex. Cette formation superficielle s’épaissit fortement en direction du Sud.
Ne quittons pas ce lieu sans regarder, à droite, les vestiges du grand effondrement de falaise qui s’est produit le 15 juillet 2013. Il a donné lieu à un enregistrement vidéo spectaculaire et exceptionnel, diffusé par une chaîne de TV et accessible sur le web.
Station 4
Marchons maintenant sur la plage en direction des cabines de bain. En arrière de celles-ci, au-dessus des galets se trouvent 2 pans de falaise, d’une vingtaine de mètres de hauteur chacun. Intéressons-nous d’abord à celui de droite, plus au Sud.
La roche dominante est la craie. Pour se repérer dans cette masse de craie sur le terrain, 3 méthodes peuvent être utilisées conjointement :
- la stratigraphie paléontologique qui nécessite de collecter et d’identifier les fossiles,
- la stratigraphie séquentielle qui consiste à rechercher des évolutions verticales dans le type de la roche et à les rattacher à des variations bathymétriques cycliques,
- la stratigraphie événementielle qui consiste à identifier des niveaux-repères invariants sur de grandes distance.
La troisième méthode est plus adaptée à la randonnée de découverte, car elle demande moins de temps et de connaissance académique. C’est celle qui est privilégiée, mais on replacera les niveaux-repères dans le cadre des deux autres méthodes. Les principaux niveaux-repères sont souvent des roches autres que la craie : marnes, silex ou hard-grounds (craies durcies). En falaise, les marnes, plus tendres, forment des encoches et les silex, plus durs, forment des saillies. Pour différencier les niveaux-repères, ils sont affectés d’un nom. Cette procédure permet de se recaler, en progressant d’affleurement en affleurement. Appliquons-la sur cette petite falaise.
Examinons l’intervalle compris entre un surplomb net, à la base, et un niveau marneux, 4 m plus haut, désigné sous le nom Epaville.
La surface en surplomb marque l’apparition du faciès craie. C’est la surface de transgression du Cénomanien sur la gaize albienne. A la suite d’une montée globale du niveau des océans, tous les continents se voient alors gagnés par la mer. Le fond sous-marin est remodelé par des courants érosifs qui arrachent des fragments de gaize et les remanient sous forme de petits galets enrobés de glauconite (galets verdis). La glauconite est un minéral argileux riche en potassium et en fer qui se forme en mer, en milieu littoral et réducteur. Les craies du Cénomanien inférieur sont ponctuées de minuscules grains vert sombre de glauconite de telle sorte qu’on donne le nom de Craie Glauconieuse ou de Craie Grise à la formation. La teneur en glauconite s’amenuise à mesure qu’on s’élève dans la série. La marne très glauconieuse de base est parcourue de terriers (Spongeliomorpha, Chondrites)
Servons-nous du niveau marneux Epaville comme d’un repère. Ce n’est pas le seul niveau marneux, mais son encoche est bien marquée. Comme autre critère de reconnaissance, on note la présence d’un silex noir, au-dessus de celui-ci, et d’une craie marneuse à boules de limonite au-dessous. Cette craie marneuse repose sur une surface de discontinuité irrégulière qui est le sommet d’un hard-ground, intitulé Hard-Ground Saint-Jouin. L’intervalle compris entre le sommet de la gaize et le sommet du hard-ground Saint-Jouin constitue la première séquence de dépôt du Cénomanien (la majorité des auteurs en distinguent 6). Cette séquence est très riche en macrofaune. Comme le lieu est très fréquenté, il sera peut-être difficile de trouver des ammonites qui appartiennent à la zone à Mantelliceras mantelli, sous-zone Sharpeiceras schlueteri. Par contre, on récoltera aisément des Spongiaires (Plocoscyphia) et des Bivalves (Inoceramus crippsi, Rastellum carinatum).
Station 5
Un déplacement d’une cinquantaine de mètres permet de rejoindre le second pan de falaise. On se livre d’abord à l’exercice de reconnaître les niveaux-repères examinés à la station 4. Ce pan est affaissé d’environ 3 mètres, ce qui permet de toucher le sommet de la séquence précédente (HG Saint-Jouin) à la base de la falaise.
A la partie supérieure de la falaise, on distingue 2 bancs épais, durs, noduleux, colorés et sombres. Ils s’agit de hard-grounds, appelés Hard-grounds Bruneval 1 et 2. Dans l’intervalle compris entre le HG Saint-Jouin et le HG Bruneval 1, chronologiquement, la concentration en bioclastes (coquilles brisées) diminue et le groupe des Echinoïdes montre une certaine évolution paléoécologique. Ces caractères indiquent un épaississement de la tranche d’eau jusqu’au passage du fond sous la limite d’action des vagues de tempête. Il s’agirait de la seconde séquence stratigraphique du Cénomanien.
Dans le même sens, l’épaisseur des séquences élémentaires et celle des silex augmente, particulièrement à partir d’un niveau marneux, intitulé ici marne La Poterie.
Cette seconde séquence couvre la zone d’ammonites à Mantelliceras saxbii.
En cet endroit, il est difficile d’atteindre et de toucher les différents horizons stratigraphiques. La coupe de Bruneval permettra de remédier à ce défaut.
Station 6
Passons devant les aménagements de la station balnéaire et traversons la vaste esplanade à usage de parking. Empruntons la route qui gravit la falaise. Arrêtons-nous devant cette coupe d’une vingtaine de mètres de hauteur qu’un plan incliné permet de parcourir entièrement.
La base de la coupe offre le raccord avec la station précédente. A nos pieds, reposent les gros bancs de silex noirs du sommet de la séquence Ce2. On peut toucher les deux hard-grounds successifs Bruneval 1 et 2. Dans le premier, l’assemblage d’oursins Catopygus et Praemicraster indique un retour à environnement moins profond de l’étage infralittoral. Le HG Bruneval 2 se reconnaît facilement par son encroûtement de limonite. Ces hard-grounds peuvent être équivalents des couches à éponges et Mariella d’Allemagne qui débutent la troisième séquence cénomanienne. Juste au-dessus d’eux se place un niveau-repère riche en Inoceramus virgatus.
Environ 2 mètres au-dessus du HG Bruneval 2, un début de hard-ground est qualifié de HG Bruneval 3.
Un hard-ground majeur, dur, traversé de terriers glauconieux forme une coupure nette, c’est le HG Rouen 1. Il manifeste une pulsion régressive, un arrêt de la sédimentation, voire d’une érosion de couches déposées car il y a une lacune d’une zone d’ammonites (C. inerme).
La couche de craie glauconieuse qui surmonte ce hard-ground est riche en pyrite. Elle remanie des graviers et une faune phosphatée. Elle contient une faune abondante et renouvelée, de renommée régionale (Horizon de Rouen), avec notamment Acanthoceras rhotomagense et les ammonites déroulées Sciponoceras baculoides et Turrilites costatus. Elle correspond à un événement mondial, le Mid Cenomanian Event 1 ou MCE1, que l’on identifie en géochimie isotopique par un double pic du δ13C. Il traduit des changements importants dans la structure des mers et des océans et dans le climat. C’est le début de la quatrième séquence cénomanienne.
Le HG Rouen 1 est surmonté, 1,5 m au-dessus, par l’ébauche de hard-ground Rouen 2 dans lequel apparaît Rotalipora cushmani, fossile de zone du Cénomanien moyen et supérieur. Le HG Rouen 2 pourrait correspondre l’événement P/B Break, au niveau duquel le rapport des foraminifères planctoniques sur les foraminifères benthiques montre un accroissement brutal. Le mince lit marneux à petits galets phosphatés qui l’accompagne peut souligner une lacune sédimentaire importante.
Une autre ébauche de hard-ground (HG Pavilly) recouverte par une marne crayeuse à nombreux Holaster subglobosus pourrait représenter la base de la cinquième séquence cénomanienne. Il y fait suite une succession régulière de séquences élémentaires craie marneuse/silex sur une épaisseur d’environ 4 mètres.
Dans la partie haute de la falaise artificielle, un niveau d’environ 2 mètres d’épaisseur se remarque par sa teinte plus grise. Bien qu’on puisse l’atteindre ici, il est bien mieux observable à la valleuse du Fourquet, à 4 kilomètres plus au Nord. Deux caractères distinctifs permettent de l’identifier jusqu’à une trentaine de kilomètres de distance dans les falaises de la Seine. Il s’agit de :
- 3 niveaux marneux, dont le premier est souvent bien dégagé par l’érosion (marne Fourquet);
- un doublet de silex noirs continus (silex Fourquet).
Des joints ondulés et sécants traversent la partie inférieure du niveau gris. Leur origine reste encore énigmatique. Des structures comparables se rencontrent, dans le Boulonnais et en Angleterre, dans un banc qualifié de « Jukes-Brown Bed 7 » ou de « Nettleton Stone ». Il se placerait dans le cortège transgressif de la cinquième séquence cénomanienne.
Au sommet de la petite falaise artificielle, un banc de silex noir se détache. Il est désigné silex Antifer. C’est pratiquement le dernier niveau de silex noirs, car ceux-ci disparaissent au-dessus sur presque une dizaine de mètres. Ce silex s’insère dans une série de séquences élémentaires avec des marnes bien développées. L’une de ces marnes, la marne Antifer au-dessus du silex Antifer, est plus développée et détermine ailleurs une ligne de sources. Cet ensemble peut représenter la surface d’inondation maximale de la cinquième séquence cénomanienne et être équivalent aux « Marnes Monument » d’Angleterre. On y récolte l’ammonite Acanthoceras aff. jukesbrownei.
Station 7
Remontons la route d’une centaine de mètres jusqu’à l’extérieur du virage en épingle à cheveux. Essayons d’y retrouver les niveaux communs avec la station précédente. Les silex sont les meilleurs indicateurs. On y reconnaît le silex double Fourquet et, 4 mètres plus haut, le silex Antifer.
Vers la gauche, ce motif s’abaisse d’environ un mètre. Il s’agit d’une faille presque verticale, mais son obliquité par rapport au front de taille fait que son inclinaison apparaît plus faible.
De manière générale, la craie est parcourue par un réseau de fractures soulignant son caractère fragile. Ces fractures peuvent s’être formées sans déplacement (joints, diaclases) ou avec déplacement (failles). Les failles sont communes, mais leur rejet (valeur du déplacement) est d’ordre métrique. La seule grande faille, à rejet hectométrique, est la Faille de Fécamp-Lillebonne. L’étude de la géométrie des réseaux de fractures et la déduction des champs de contrainte enregistrés montrent plusieurs phases. Mais c’est l’extension NE-SW qui semble la plus générale, avec des joints NW-SE bien représentés. Les grandes cassures dans le socle hercynien ont eu une influence majeure sur la position, la direction et la densité des fractures dans la craie.
Station 8
Progressons le long de la route, en suivant du regard le silex Antifer qui parvient à hauteur de nos pieds à l’amorce du virage. C’est en ce lieu que l’on pourra observer la fin du Cénomanien et les couches de base du Turonien.
La fin du Cénomanien voit se produire un événement dont la durée s’étale sur environ 400 000 ans et dont la trace est enregistrée dans les sédiments de tous les océans mondiaux. On le désigne par l’acronyme OAE2, traduisible par Deuxième Evénement Anoxique Océanique du Crétacé. Il se manifeste en milieu profond par des argiles noires (faciès black shales) et par une très forte augmentation du rapport isotopique 13C/12C. Ceci indique que de grandes quantités de carbone organique ont été enfouies au fond des océans sous des eaux fortement appauvries en oxygène. La cause de cet événement n’est pas parfaitement élucidée, mais le volcanisme semble être le principal responsable car la production de magma est exceptionnellement élevée à cette époque. Le largage de CO2, H2S et SO2 dans l’atmosphère va avoir au moins 3 effets : l’augmentation de l’acidité des eaux allant jusqu’à la dissolution des calcaires et l’émission consécutive de CO2, une forte productivité biologique dans les eaux de surface et un réchauffement climatique. L’usine à production de calcaire tourne au ralenti.
Dans les zones profondes de la Mer de la craie où la sédimentation reste suffisamment active se déposent des marnes (dites Marnes à Actinocamax plenus, du nom de cette bélemnite). Dans les zones bordières moins profondes, le taux de sédimentation est très faible et dans ces conditions le fond sous-marin subit des transformations mécaniques et chimiques qui l’amènent au stade de hard-ground.
Sur cet affleurement, 3 épisodes de hard-ground appelés HG Antifer 1, 2 et 3 se succèdent. En analysant de près ces différents niveaux, on reconstitue les phénomènes qui conduisent à leur formation.
L’arrêt de la sédimentation conduit à stabiliser le fond sur lequel peuvent se fixer des organismes. Les échanges d’eau interstitielle dans la boue de surface conduit à une recristallisation des particules sédimentaires et à leur cimentation irrégulière, noduleuse. A ce stade, les animaux fouisseurs creusent des galeries qui se remplissent postérieurement de boue plus fraîche. Ces perforations d’Annélides ou de Crustacés sont souvent très apparentes à la surface des bancs ou sur la tranche. La circulation d’eau dans ces zones perméables permet la précipitation sur les parois d’enduits ferrugineux, phosphatés ou glauconieux qui durcissent et colorent la couche, la transformant en un hard-ground.
La limite entre les deux étages Cénomanien et Turonien n’est pas totalement assurée, à cause du manque de microfaune caractéristique. Il est généralement admis qu’elle passerait au sommet du hard-ground Antifer 3, mais il reste possible qu’elle soit un peu plus haut.
Les couches plus élevées que les hard-ground Antifer ne peuvent être ici atteintes. Cependant, elles sont bien visibles et découvertes dans le pan de falaise à droite. Il s’agit de craies sans silex sur environ 5 mètres d’épaisseur, couronnées par un hard-ground ferrugineux (HG Fagnet). De minces filets marneux y forment des encoches continues. Cette formation de craie noduleuse a une très large répartition géographique dans le Bassin Anglo-Parisien. Du fait du pendage, elle se situe à la hauteur de la mer à la valleuse d’Antifer, point de départ du circuit d’Etretat. Elle constitue donc la transition pour cette prochaine randonnée.
Au-dessus du HG Fagnet, les silex noirs stratifiés réapparaissent (silex Saint Nicolas). Ils sont recouverts par un double hard-ground très dur avec une surface supérieure plate et bien marquée. Ce hard-ground (HG Tilleul) constitue un des planchers d’exploitation de la grande carrière que l’on découvre au Nord de la route.
Il n’est pas possible de franchir cette zone du domaine du Port d’Antifer. A ce stade de notre parcours, il faut décider de le poursuivre ou non. Si la basse mer est dépassée de plus de deux heures, il est de moindre intérêt de continuer car certaines observations depuis l’estran ne pourront être faites. Dans ce cas, on peut rejoindre le parking de départ, soit par un raccourci au-travers des broussailles en contournant à droite le pylone-antenne, soit en suivant la route en tournant toujours à droite. Si l’on choisit de poursuivre, le but est alors d’atteindre la valleuse de Bruneval, à pied (une vingtaine de minutes en partie sur chemin) ou en voiture.
Le hameau de Bruneval, niché au fond de la valleuse, est célèbre car il fût le théâtre d’une opération de commando menée par la Royal Air Force en 1942. De la route, un chemin nous mène à un monument qui commémore et raconte cette prouesse. En face, les hautes falaises du Cap d’Antifer s’offrent à la vue. Les radars allemands étaient installés là.
Quelques marches sont à descendre pour gagner le perré construit pour protéger la plage de Bruneval. Malgré les enrochements, surtout depuis la construction de la grande digue du port, cette zone a subi de fortes atteintes de la mer. De gros blocs parsèment le platier, vestiges d’éboulements fréquents de falaise. Vers le Sud, nous évitons la partie basse glissante de la cale de mise à flot et nous suivons le bord de mer jusqu’à atteindre, 400 m plus loin, la petite plage de galets. Attention à la marée, évitez de vous engager dans cette section si la mer est trop haute.
Station 9
La morphologie de la falaise diffère de celle rencontrée au Sud de la plage de Saint-Jouin. La falaise plonge ici verticalement depuis l’altitude 102 mètres, de manière impressionnante. La roche à nu exhibe 3 étages géologiques : le Cénomanien, le Turonien et le Coniacien. Une partie de cette stratigraphie a déjà été observée dans les stations antérieures. Dans cette falaise naturelle, le jeu va être d’identifier les niveaux-repères précédemment décrits.
Remarquons que le platier n’est pas horizontal. Il forme une série de gradins dont la face supérieure correspond à un (ou des) banc(s) plus durs. A basse mer, le niveau stratigraphique le plus bas est représenté par les couches fossilifères à Inocérames, précédant le HG Saint-Jouin. Par rapport à la coupe des cabines de bain de Saint-Jouin, l’affaissement est d’environ 7 à 8 mètres, attestant d’un pendage faible vers le Nord. Un tel pendage se poursuit jusqu’à Fécamp de telle sorte que les couches sommitales ici se retrouvent à Fécamp à la base de la falaise.
Quelques mètres plus haut, le gradin supérieur du platier est taillé dans des couches à silex où nous reconnaissons deux niveaux marneux (Tanville et Poterie 1) déjà repérés. Des colonnettes claires verticales traversent les couches sur plus d’un mètre. Il s’agit probablement de traces de terriers qui, en d’autres lieux, sont transformées en silex et prennent le nom de paramoudras.
Cette grande falaise du Grouin est le point d’orgue de l’itinéraire. Elle présente sur une même verticale la presque intégralité du Cénomanien. En dehors du Blanc Nez ou des falaises de Cassis, rares sont les coupes naturelles en France qui affichent cet étage avec une telle lisibilité. On s’attachera à identifier de loin tous les hard-grounds, les silex et les marnes que nous avons touchés isolément au cours des précédentes stations.
Le contact entre les hard-grounds Antifer et les craies sans silex susjacentes se suit parfaitement dans le paysage. Il représente la limite entre le Cénomanien et le Turonien. Le Cénomanien dont la durée estimée actuellement à 6,6 Ma est ici représenté par un peu moins de 45 mètres de dépôts, soit un taux « moyen » de sédimentation de 0,7 cm/1000 ans. La série de Saint-Jouin-Bruneval est une série assez condensée, ce qu’elle doit probablement à plusieurs arrêts de sédimentation (hard-grounds).
Avant de regagner le point de départ, on s’attardera sur le réseau de joints de décompression qui traversent obliquement la craie, symétriquement par rapport à l’axe de la valleuse. Ces joints sont consécutifs au creusement de la valleuse au cours du dernier épisode glaciaire et de la mise sous traction des craies. Ils conditionnent les sources actives en pied de falaise.